LA FONTAINE ET LA PSYCHOLOGIE ANIMALE

 
Ah ! que les fabricants de préfaces sont ennuyeux ! Contemporains admirateurs importuns ou démarqueurs pillards à tant la ligne, ils vous campent, avec quelques récits plus ou moins exacts, des réputations qui résistent aux siècles et n'ajoutent rien à la gloire de celui qu'elles prétendent servir.
 
Et c'est pourquoi, ouvrant les fables de La Fontaine, vous êtes prévenu dès la première page que vous avez affaire à un bonhomme distrait, naïf et en même temps (ce qui paraît bien un peu contradictoire) observateur scrupuleux, attentif et passionné de la nature et des animaux.
 
Suit la fameuse relation du voyage à Château-Thierry, que je me garderai bien d'attaquer, puisqu'elle a permis à Edmond Pilon d'écrire un petit chef-d'œuvre, puis l'inévitable chapitre de M. Nisard, je crois, sur la Fable qui plaît aux enfants parce qu'ils y reconnaissent les mœurs des animaux !
 
Il m'est difficile de présumer que les petits nègres qui liront dans quelques siècles les fables de La Fontaine reconnaîtront ou non les mœurs du lion, mais je sais bien que les enfants que j'ai pu voir ne reconnaissent rien du tout, pour la bonne raison que pour reconnaître il faut d'abord connaître et qu'ils se font justement des bêtes, et grâce aux fables, un caractère faussé, humanisé dont leurs compagnons à quatre pattes n'ont que trop souvent à se plaindre.
 
Mais pour que M. Nisard jugeât bien, il aurait fallu qu'il connût les bêtes, les enfants, les hommes et peut-être aussi les fables et – c'était un critique, cet homme – dame, il ne pouvait pas tout connaître !
 
Aussi bien la cause première de la légende, l'enterrement de la fourmi, mérite bien plus d'être réfutée.
 
On connaît l'anecdote : certain jour que la compagnie était particulièrement nombreuse et choisie, le poète oublia l'heure du dîner, et arrivant très en retard, allégua pour s'excuser qu'il avait assisté à l'enterrement d'une fourmi, suivi le convoi jusqu'au cimetière et reconduit au logis les compagnes de la défunte.
 
En supposant que fût vraie l'anecdote et que La Fontaine ait réellement parlé de la chose, ce dont nous ne pouvons être absolument sûrs, ne faudrait-il pas plutôt voir dans cette réponse le prétexte galant, spirituellement allégué par un poète plein d'esprit et d'à-propos, pour s'excuser d'avoir en rêvant oublié sa promesse et fait attendre des gens de qualité ! Car le fait en lui-même apparaît comme contraire, sinon de tous points, du moins en grande partie, à la vérité logique et expérimentale.
 
Il est en effet fort possible que La Fontaine, rêvant, se soit attardé à la contemplation d'une fourmilière, ou qu'il ait pu suivre avec intérêt l'évolution d'une fourmi ou d'un groupe de fourmis, mais ici commence la fantaisie, car le récit qui suit est en contradiction même avec le caractère de convention que le fabuliste accorde à la fourmi.
 
L'action se passait nécessairement en été, par conséquent dans la saison où la plus grande activité règne parmi la fourmilière. Or, si la fourmi est morte en chemin, il est absolument indubitable que les autres fourmis l'ont abandonnée là où elle était, puisqu'elle n'encombrait personne et ne gênait nullement la vie de la collectivité. Tout au plus, si elle portait quelque chose au logis, l'a-t-on débarrassée de son fardeau, qu'il ne fallait pas laisser perdre, et mise de côté après un rapide examen pour déterminer les causes probables de sa mort. Mais si, comme le laisserait plutôt supposer l'allure du récit, c'est à la fourmilière même qu'elle est morte, il est bien plus contraire encore aux instincts de la fourmi de supposer une longue théorie de ces laborieux insectes accompagnant pour des raisons sentimentales la dépouille de l'un d'entre eux. Où l'eussent-elles accompagnée ? – Au cimetière des fourmis, dit La Fontaine – La trouvaille est évidemment délicieuse, mais c'est pourtant par trop faire agir les fourmis comme les humains.
 
Les bêtes se conduisent toujours, ou presque toujours, d'après la logique de deux instincts plus ou moins nuancés ; l'instinct de conservation et l'instinct de reproduction, et la fourmi, l'ouvrière du moins, celle qu'on a le plus souvent lieu d'observer, pour des raisons d'ordre purement physiologique, puisque asexuée, n'a pas à s'embarrasser du second. C'est ce qui en fait une créature essentiellement laborieuse, et, si l'on peut dire, pas du tout portée aux rêveries plus ou moins troubles de sentiment dont l'instinct sexuel complique et nuance les états d'âme des bêtes selon les espèces et les individus. Elle vaque à l'approvisionnement, à la propreté, à l'ordre et à la défense de la colonie. Si donc il s'est trouvé, par un jour d'été, une morte, encombrant de son corps se décomposant les couloirs ou les greniers de la fourmilière, il a suffi à une ou deux ouvrières au plus de la saisir entre leur première paire de pattes et de la transporter à quelques pas de la colonie afin qu'elle ne soit plus une cause de gêne pour le fonctionnement normal de la société. Mais supposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie par un accident ou un incident commun en somme et sans doute fréquent, l'abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens pour rendre un problématique honneur funèbre à un obscur membre de cette société est bien un rêve de poète, un rêve idéalisé prodigieusement, car si les hommes, pour des motifs plus ou moins égoïstes, suivent le cercueil d'un des leurs, plus la condition de celui-ci est humble et moins est conséquente la théorie de ceux qui l'accompagnent.
 
C'est donc bien un sentiment d'excuse mondaine originale et poétique qui dicta au poète ce récite sur lequel, avec quelques autres du même genre, s'est édifiée la légende d'un La Fontaine psychologue raffiné et scrupuleux observateur des bêtes.
 
Il n'est pas nécessaire de suivre bien loin le fabuliste pour découvrir que la vérité est tout autre, et il a fallu l'admiration forcenée et intempestive de quelques contemporains d'abord, plus tard l'ignorance ou l'incompréhension de certains critiques pour lui forger une réputation que, de son vivant, sa nonchalance de rêveur se garda bien d'attaquer, et qu'on laisse doucement se perpétuer.
 
Lui-même dans sa dédicace au dauphin s'exprime ainsi :
 
Je chante les héros dont Ésope est le père
 
et plus loin, pour préciser encore ce que cette déclaration pourrait avoir d'ambigu :
 
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes
 
ce qui indique nettement qu’elle était sa source d'inspiration et son but.
 
La Fontaine, en effet, n'a vu le caractère des animaux que dans la convention créée avant lui et en dehors de lui par ses maîtres de dilection : Ésope surtout, Phèdre, qu'il n'a fait souvent que traduire purement et simplement, et les auteurs divers du Roman de Renart et des fabliaux du moyen âge. Or, pour savoir si La Fontaine a fait des animaux une psychologie exacte, il faudrait déterminer si Ésope ou les auteurs des fabliaux, qui furent eux-mêmes plus ou moins des admirateurs d'Ésope, observèrent les bêtes. Il n'en est rien. Outre que les observations, assez restreintes, d'ailleurs, faites jusqu'à ce jour, autoriseraient à proclamer que non (à moins toutefois, ce qui est invraisemblable, que les mœurs des bêtes aient changé prodigieusement d'Ésope à nos jours), on peut inférer du caractère et de la vie d'Ésope, tels qu'ils nous sont connus, que ce fut le moindre des soucis du Phrygien. Il suffit de se rappeler en effet comment, dans quelles circonstances et pour quel motif fut composé l'apologue des Loups et des Brebis, transposé presque littéralement par La Fontaine. Il n'y avait pour Ésope qu'un but essentiellement utilitaire, l'art délicat et dangereux de faire entendre à des hommes grossiers et susceptibles à l'excès des vérités qu'il eût été imprudent de présenter toutes nues.
 
Or, les animaux de La Fontaine sont ceux d'Ésope mêmes, ceux-là qui enseignaient la raison aux hommes. Ils agissent donc comme des hommes, souvent pleins de raison et d'esprit comme le Phrygien dont ils concrétisent des idées et les sentiments, les haines et les ruses. Les animaux de La Fontaine sont les fils spirituels d'Ésope, mais ils se sont adaptés au siècle et ont parlé la langue de La Fontaine. C'est quelque chose !
 
Il n'est guère qu'un cas où La Fontaine se soit permis dans une espèce de préface de critiquer le caractère d'Ésope, c'est dans la fable Le loup et le Renard :
 
Mais d'où vient qu'au renard Ésope accorde un point :
C'est d'exceller en tours pleins de matoiserie.
J'en cherche la raison et ne la trouve point
et j'oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.
 
Il faut avouer que ce choix de contradiction est plutôt fâcheux, car ce caractère du renard est justement un de ceux qui restent à peu près campés d'une façon exacte. Mais où apparaît l'ignorance du poète, c'est dans l'aveu du troisième vers :
 
J'en cherche la raison et ne la trouve point.
 
Il est en effet absolument inadmissible qu'un homme s'intéressant aux animaux, amant de la nature, amateur des promenades en forêt, ignore les nombreux traits de ruse et de finesse dont s'honore chaque jour l'hôte des terriers. C'est d'ailleurs un animal suffisamment connu, un voleur assez familier pour qu'on puisse l'observer facilement pour peu qu'on veuille s'en donner la peine. Ce simple aveu-là serait suffisant déjà, je crois, pour creuser une forte brèche dans la réputation d'observateur des bêtes qui lui fut si bénévolement conférée. Mais il est d'autres raisons plus péremptoires encore.
 
Sans revenir sur cette idée que les animaux ont endossé tous les vices et tous les travers des hommes selon le bon plaisir d'Ésope ou la fantaisie plus ou moins ingénieuse des conteurs du moyen âge, on doit toutefois remarquer une parfaite analogie entre les caractères des personnes du Roman de Renart et ceux des bêtes de La Fontaine : le lion est toujours Noble, le Goupil toujours Renart et le loup Ysengrin et le corbeau Tiécelin et les autres à l'avenant. Or, s'il est difficile de se prononcer pour le lion, on peut toutefois reconnaître que certaines psychologies générales, bien que toujours objectivées trop humainement, sont à peu près justes ; mais, par contre, combien sont calomniés, le bouc querelleur, hardi et… galant qui n'apparaît que comme un gros bêta, et le corbeau, ce beau philosophe cynique dans le cerveau duquel s'accumulent l'expérience et la sagesse des années, peut-être d'un siècle, l'oiseau intelligent, rusé, courageux et méfiant. – Il est vrai qu'il est roulé par un maître, ce qui serait une circonstance atténuante.
 
Au reste, il serait également injuste de conclure que La Fontaine ne connaissait rien des animaux et de la nature : il les a vus quelquefois, il les a devinés ; il ne les a pas observés. Il les a vus à travers les apologues d'Ésope, il les a devinés à travers son imagination et ses rêves de poète, mais ce serait, je crois, le calomnier que de vouloir affirmer que ce rêveur, ce fantaisiste charmant qui fut souvent un misanthrope cruel, ait pu se plier à des disciplines aussi sévères que celles auxquelles s'assujettissent les naturalistes et les entomologistes.
 
La Fontaine a quelquefois vu réellement les animaux et ce qu'il en a vu il l'a exprimé en notules charmantes dont chatoient ses fables : la gent trotte-menu.
 
La gent marécageuse
…………
S'alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs et les roseaux,
Dans les trous du marécage.
 
J'ai sauté à dessein gent fort sotte et fort peureuse qui est bien une calomnie gratuite envers le bon petit peuple vert, qui réjouissait les yeux de Maurice Rollinat.
 
Une mouche survient et des chevaux s'approche,
Pique l'un, pique l'autre…, etc.
 
Mais tout ceci apparaît dans les récits non comme la matière première sur laquelle il table et dont il déduit des actes logiques conformes au génie de l'animal ; ce ne sont que des enjolivures, d'agréables superfluités, dont il fleurit et redore le cadre fané de la fable antique.
 
Pourtant, s'il a vu quelquefois réellement, d'autrefois il a cru voir et souvent aussi, ce qui n'est pas plus grave, il n'a ni vu ni cherché à voir et narre pourtant comme s'il avait réellement observé.
 
Prenons par exemple le début de La Cigale et la Fourmi :
 
La cigale ayant chanté
Tout l'été.
 
Chanté ! chanté !… Ah ! il y aurait beaucoup à dire sur le chant chez les bêtes. Enfin, on peut admettre que le bruit aigu des membranes situées sous le ventre est une manifestation de joie.
 
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau
 
ce qui laisserait croire que la cigale se nourrit de vermisseaux et de mouches et ce serait lui supposer… bon estomac.
 
En aucune fable nous ne voyons La Fontaine prendre un animal et le suivre jusqu'au bout, enregistrer successivement les actions diverses qu'il accomplit et les raconter. Son procédé est plus simple. Quand il ne se contente pas de rajeunir en racontant à sa façon la fable d'Ésope, il part d'un fait particulier, observé ou non, d'une situation réelle ou imaginaire de l'animal et de là le fait agir comme un homme selon le caractère conventionnel qui lui est conféré.
 
Ainsi, dans Le Coche et la Mouche, il voit une ou plusieurs mouches bourdonner autour des chevaux, les agacer, et immédiatement il assimile la mouche au cocher qui excite l'animal sans rien faire pour l'aider ; il ne cherche pas le pourquoi de la tactique de la mouche : il en brode une à sa fantaisie, une fantaisie humaine, charmante d'ailleurs, lui permettant d'arriver à soutenir une thèse qui lui est chère. Et il n'a peut-être pas tort d'agir ainsi. D'abord aurait-il pu faire autrement ? – Je ne crois pas. – Mais voyez-vous le poète se demander à quel mobile de conservation ou de reproduction obéit l'insecte, à rechercher si c'est pour pomper sa nourriture dans le sang du cheval, ou plutôt comme le fait l'œstre bourdonnante qui est très certainement l'héroïne de son histoire, si ce n'est pas pour agglutiner ses œufs aux endroits de la peau que lèche l'animal parce qu'un instinct mystérieux l'avertit que le cheval avalera les larves écloses, qu'une fois fixées dans son estomac elles se nourriront, puis parvenues à leur développement se décrocheront, seront entraînées au dehors avec les excréments et deviendront, après quelque autre métamorphose nouvelle, des insectes ailés. Combien nous serait gâtée cette fable sautillante et pleine de verve ; ou plutôt non, elle ne serait pas gâtée, pour la bonne et simple raison qu'elle n'aurait pas pu être composée.
 
La Fontaine a préféré en induire que, puisque le bourdonnement de la mouche leur était importun à lui et aux chevaux, c'est que la mouche avait l'intention bien arrêtée de les agacer, et cela dans le but très utilitaire et humain de forcer les chevaux à gravir le chemin montant, sablonneux, malaisé où s'est engagé le coche. Il a sans doute bien fait.
 
Peu lui chaut également de faire descendre seul le renard au fond du puits pour l'en faire tirer par le loup ou par le bouc, et il ne s'arrêtera pas un seul instant à se demander si Renard se laisserait prendre à un artifice aussi grossier ; il ne s'occupera pas davantage de savoir si un chien portant une proie la lâchera pour l'image reflétée dans la rivière, et ceci dénote chez lui autant que chez Ésope, son maître, une totale ignorance du caractère, des instincts et de la sensibilité du chien.
 
Y avait-il pourtant, pour lui, qui était, dit-on, chasseur passionné, un animal plus facile à observer ? Non, il se contente de le faire passer, au cours de ses divers récits, pour un bon animal fidèle, assez bêta, assez niais, ne faisant le mal que lorsqu'il y est contraint, se ressouvenant des injures juste assez pour laisser faire, ce qui est parfaitement humain, puisque conforme au principe du moindre effort, la vengeance étant déjà une vertu des forts.
 
Mais s'il avait observé le chien avec la pénétration que lui supposent ses biographes et ses admirateurs, il aurait su qu'un chien, même tout jeune, sait ce que c'est que l'eau et ne lâche dans aucun liquide la proie qu'il a conquise. D'abord un chien portant une proie à sa gueule a nettement le sentiment d'une victoire : il dresse la tête et, sans rien voir au-delà, va chercher un endroit paisible pour la manger à son aise. Il ne s'arrêtera donc pas au bord de l'eau. En second lieu, ce qui est presque impossible, si même il est distrait de sa besogne par une apparition fortuite dans un miroir, il ne se dessaisira pas de sa proie avant de s'être préalablement assuré qu'elle est en sûreté. Il aurait dû savoir aussi que l'odorat étant le meilleur sens du chien, c'est à son nez d'abord, avant ses yeux, que le chien se fie et qu'il aurait, avant de lâcher sa proie, flairé l'image qu'il voyait dans l'onde, car si l'on présente un miroir à un chien, il s'y contemplera plus avec son nez qu'avec ses yeux ; il viendra flairer la glace, puis ne humant rien, après s'être heurté le museau contre le verre, tournera derrière pour compléter une observation sur laquelle, on peut en être sûr, son opinion est déjà faite.
 
Enfin, si le chien avait voulu posséder la proie que reflétait la rivière, il aurait commencé par dévorer gloutonnement celle qu'il tenait dans sa gueule pour se jeter sur l'autre ensuite.
 
On pourrait sur la presque totalité des fables se livrer à des exercices analogues à celui-ci et qui montreraient que l'observation des bêtes était bien le moindre des soucis du poète.
 
L'observation, d'ailleurs, nécessite de l'attention, une méthode : La Fontaine était, je crois, trop poète pour être capable de l'une ou de l'autre. Sa fantaisie partait en campagne sur un fait lu ou observé ; il en tirait ce qu'il voulait et nous aurions tort de nous en plaindre, car on ne voit pas bien à quel résultat littéraire il serait arrivé s'il avait voulu, avec un tempérament aussi capricieux que le sien, faire de l'observation pure et simple.
 
Non pas qu'il soit impossible à un poète d'arriver en partant de là à écrire des œuvres, somme toute, intéressantes, n'en déplaise à quelques cuistres aigris, ratés ou jaloux qui ne connaissent guère en fait de bêtes que celles qui hantent les cabinets de rédaction.
 
Mais pour faire œuvre d'art partant de données exclusivement expérimentales, il faut supporter des travaux scientifiques, des dissections animales, des observations multiples, un tas d'études préalables, qui certainement n'étaient pas faites au temps où vivait La Fontaine ; il eût tout au moins fallu supposer une philosophie qui ne refusait pas aux animaux la moindre faculté, pas même la sensibilité ; et bien que La Fontaine parût un peu fronder les doctrines cartésiennes fort en honneur à son époque, il n'en est pas moins vrai qu'il en subissait l'influence et qu'il n'eût pas été le moins du monde ému en entendant Malebranche, je crois, justifier ou plutôt expliquer les coups de pied dont hurlait sa chienne prête à mettre bas en prétendant que cela ne sentait pas.
 
Et puis La Fontaine était de l'Académie, il était l'ami de Molière, de Racine et de Boileau, par qui il respirait, bien qu'il vécût un peu à l'écart, l'air du siècle, et ce grand siècle n'eut pas, tout au moins dans la sphère académique et officielle dont il faisait partie, le sentiment de la nature. Il fut un siècle d'analyse, et La Fontaine, tout comme Racine et Molière et La Bruyère, fut un psychologue humain et peignit les hommes sous la forme allégorique, plus adéquate à son génie. Une étude de psychologie animale eût été absolument contraire au but qu'il se proposait. Il était trop primesautier, trop indiscipliné pour suivre et étudier un caractère durant quatre ou cinq actes consécutifs ; il aurait eu de la peine d'ailleurs à faire entendre aux courtisans et aux rois les dures vérités qu'il faisait passer sur le dos du lion, du tigre, de l'ours ou de quelque autre puissance : il préféra calomnier les bêtes pour médire des hommes en toute tranquillité.
 
Enfin, il visait une morale, si large qu'elle fût, et pour voir juste dans l'observation, s'il faut une méthode pour ne pas regarder ailleurs, il ne faut pas chausser les besicles épaisses de l'utilitarisme, du kantisme, ou de n'importe quelle philosophie en isme. À quelles conclusions morales l'eût conduit la psychologie animale ? À des conclusions tout autres que celles auxquelles il visait, ou même à pas de conclusions du tout. Il ne pouvait donc pas, il ne devait pas s'en embarrasser.
 
Il y a dans La Fontaine beaucoup de jolies observations, le plus souvent ciselées en expressions lapidaires, dont quelques-unes déjà sont devenues populaires et courantes.
 

Je laisse à quelque savant érudit le soin de les séparer du reste. Ce sera un travail délicieux à faire, car je n'imagine pas qu'on puisse supposer que j'aie voulu ici le moins du monde attaquer La Fontaine. Dépouillé de sa perruque de bonhomme et de sa défroque de naturaliste, il reste ce qu'il était : un poète.